lundi 25 février 2008

Troisieme Semaine


Notre troisième semaine à Bombay touche à sa fin, de même que notre première ronde de repérage et de rencontres au sein de la communauté Bene Israel.

Benjamin Isaac, directeur de l’O.R.T., une organisation internationale fondée en Russie, nous conta l’histoire de Krishna pour parler des tiraillements de son peuple entre Israël et Inde. Adopté très jeune, Krishna était fortement attaché à celle qui le recueillit, mais gardât toujours dans son cœur un amour inconditionnel pour sa mère naturelle. Cette métaphore éclaira de sa poésie certaines des raisons pour lesquelles la majorité des Bene Israel quitta une terre où ils vécurent en paix pendant 2000 ans. Plongeant dans un autre type de dialectique, M. Isaac confessa ensuite un paradoxe très personnel : alors qu’il a lui-même épousé une Chrétienne, déclanchant l’ire de sa mère il y a trente ans, le mariage de son fils à une Catholique le chagrina à son tour.

Elijah Jacob est le directeur de l’American Joint Distribution Committee (A.J.D.C.), organisme basé à New York dont le but est d’aider les communautés juives dans le monde à se maintenir et à se développer. Leur action est prioritairement orientée vers les personnes âgées et les pauvres, mais ils élaborent également des programmes éducatifs et culturels pour adultes et jeunes. Nous avons visité la résidence pour personnes âgées Bayiti, où les neuf locataires, âgés de 60 à 85 ans, étaient autant enchantés de notre visite que nous étions touchés d’écouter leurs histoires. De manière assez comique, l’émotion de M. Elias Gawulkar se traduisait par un réajustement constant de ses impressionnantes moustaches.

Natasha Joseph est, à 20 ans, la seule jeune Bene Israel employée par l’A.J.D.C.. De père juif et de mère Hindoue convertie, elle a délaissé la pratique religieuse pour une foi dans l’activisme social, tant au sein de la communauté juive que pour l’ensemble de son pays.


C’est à Thane, située à 34kms au nord-est de Bombay, que vivent près de 2000 Bene Israel (sur les 5000 Juifs que compte l’Inde). Comme beaucoup d’autres Mumbaikars (habitants de Bombay), les Bene Israel ont progressivement délaissé le centre-ville et ses loyers trop élevés pour ces nouvelles banlieues. La communauté de Thane est la seule en Inde à avoir un rabbin, M. Abraham Benjamin, qui est également employé par El-Al, la compagnie d’aviation israélienne, pour superviser la préparation de repas casher. Le reste des synagogues Bene Israel survit avec des hazzanim (officiants de prière). Pour M. Benjamin, la pérennité du groupe ne requiert pas tant la formation de jeunes rabbins que la perpétuation des mariages intra-communautaires.

Revenons maintenant sur Bombay, dont nous avons beaucoup décrit les exubérances charmantes. Il eût certainement été agréable, pour vous comme pour nous, que cela en reste là, mais le tableau général est malheureusement bien plus terrifiant. Il faut en fait s’imaginer Bombay comme un champ de ruines et de misère où éclosent de-ci, de-là quelques roses enchanteresses. Mathias, né à Sao Paulo, a souvent entendu des Occidentaux se désespérer du cauchemar urbain que serait sa ville natale. Il la compare maintenant à un havre de paix. À la merci des bidonvilles et des promoteurs immobilier, Bombay semble n’avoir pas connu la notion d’urbanisme. Peu de trottoirs sont dignes de ce nom, sauf pour qui aime trotter entre poubelles éventrées, urine et matelas d’infortune.


Des milliers d’échafaudages en bambou servent à rafistoler provisoirement un problème inhérent au manque d’anticipation de la classe dirigeante. Chantiers, poussière et bruits perpétuels accentuent la force d’un soleil pâle, masqué par la brume, et pourtant agressif et fatigant.
Bien que tout contribue à épuiser les sens, Bombay survit grâce à l’indéboulonnable bonne humeur de ses habitants. Avec un salaire moyen inférieur à 90€ par mois, l’immense majorité d’entre eux est condamnée à vivre dans des bidonvilles aux conditions hygiéniques désespérantes, quand ils ne dorment pas dans la rue parmi les rats.


Hier, nous avons vu par mégarde deux hommes déféquer en plein air, qui comme six millions de Mumbaikars n’ont pas accès aux toilettes. Misère, saleté, pollution, les maux de Bombay souffrent d’excroissance: la ville produit 6000 tonnes de déchets par jour et comptera 28 millions d’habitants en 2015.


L’expérience du train raconte certainement le mieux cette ville et ses contrastes exagérés à la limite du crédible. Avec 6,3 millions d’usagers quotidiens, le service ferroviaire de Bombay est un pilier crucial de la ville. Aux heures de pointe, qui semblent parfois s’étendre à toute la journée, le pugilat collectif provoqué par l’arrivée d’un train laisse bouche bée. En quelques secondes, certains se jettent du train encore en marche, percutant sur le quai ceux qui, un instant après, joueront du coude (« jouer » n’est pas exactement le mot), de l’épaule et de l’insulte pour s’engouffrer dans la gueule de ces grosses boîtes de sardines roulantes. Ayant par miracle réussis à faire partie des sardines élues, nous pensions avoir survécu à une répétition de ce que serait une descente en Enfer. Notre surprise fut d’autant plus grande en voyant les Indiens sourire comme l’on sourit après un match de foot un peu viril. Pour les retardataires, les téméraires et les bucoliques, faire le voyage entre deux wagons ou sur le toit fait aussi partie des options. Ces trains, et leurs portes toujours grand ouvertes, sont peut-être la seule source d’évasion des Mumbaikars : y passant la tête pour se la vider, ils toisent leur ville d’un regard distrait, leurs visages fouettés par le vent, les oreilles bercées par les grincements de la machine. Pour un temps, ils parviennent à s’isoler de l’inhumanité de Bombay, faisant naître une nouvelle fleur au milieu des gravats.



L’inébranlable sérénité des Indiens, leur spontanéité joviale, sont une grande leçon. De même peut-on souhaiter qu’ils apprennent à vaincre les fléaux que sont l’insalubrité, les pollutions sonores et olfactives ou surtout le manque d’infrastructures.

De ce marasme, nous parvenons tant bien que mal à dessiner un cadre de vie, avec nos habitudes et interactions quotidiennes avec les commerçants du coin. Si la traversée de rue était une discipline olympique, nous pourrions d’ailleurs aisément représenter la France. Nécessitant agilité, réflexes affûtés mais surtout une grande foi et une absence de peur de la mort, nous avons finalement appris à pénétrer la foire multidirectionnelle des taxis, bus, voitures, motos et vélos. Pour vous faire une idée, cela revient à peu près à traverser à pied une piste de ski à l’heure où les télésièges vont fermer. Bien que cela puisse paraître étrange, l’épreuve nous procure souvent adrénaline et satisfaction. Un signe de notre transformation en Mumbaikars ?