mercredi 19 mars 2008

Une semaine chez les Bene Ephraim de l'Andra Pradesh

La semaine passée, nous avons suivi un de nos personnages principaux, Sharon Galsulkar, parti à la rencontre de la communauté Bene Ephraïm, établie depuis des générations dans la région centrale de l’Andra Pradesh.

L’été dernier, l’organisme américain Kulanu avait envoyé un rabbin et sa femme (Bonita et Gerald Sussman) chez les Bene Ephraïm. Ce sont ces derniers qui, passant par Bombay, avaient fait la rencontre de Sharon et lui avaient parlé de cette communauté perdue dans les plaines du Deccan. Pour Kulanu, avoir un éducateur juif Indien, qualifié et à quelques heures de train des Bene Ephraïm était une aubaine. Ils trouvèrent donc un arrangement avec Sharon, lui payant le voyage mais pas de salaire. Sa mission était de développer le contact avec cette communauté afin mieux comprendre leurs besoins socio-économiques d’une part, spirituels et religieux d’autre part. De notre côté, l’idée était de suivre cet éducateur Bene Israel parti re-judaïser une communauté indienne, un processus que sa communauté a elle-même connu il y a quelques siècles. Le challenge consistait en partie à ne pas se laisser happer par l’histoire, intéressante en tant que telle, des Bene Ephraïm, mais plutôt de se focaliser sur Sharon et sur son approche de la situation.


Sharon, 33 ans, est marié à Sharona, avec qui il a eu deux petites filles. Il est en charge du département « Education Juive » de l’organisation O.R.T. India, dont la mission originelle est de fournir un enseignement professionnel aux populations juives dans le besoin. Il avait le même type d’emploi à l’A.J.D.C., l’autre organisme juif implanté à Bombay, et il a donné des cours de Torah dans plusieurs synagogues. Sharon jouit d’une certaine autorité au sein de la communauté Bene Israel car il est un des seuls membres à avoir étudié en yeshiva (école talmudique) à Jérusalem et à être revenu en Inde. Sa femme et lui mènent depuis plusieurs années une vie religieuse orthodoxe, rendant souvent leur épanouissement à Bombay difficile. Ils désirent faire leur Aliyah en Israël, où leurs filles pourront bénéficier d’une éducation juive adaptée à leurs souhaits. Mais Sharon est également très attaché à sa ville et à son pays, portant une affection particulière à l’immense et richissime faune et flore indienne. Par ailleurs, ses perspectives professionnelles en Israël sont encore très incertaines.

La communauté Bene Ephraïm compte une trentaine de familles, dont la grande majorité travaille dans des champs de piments et de coton ou dans des élevages de buffles, dont le lait est utilisé pour la préparation de curd (yaourt nature) ou de lassi (yaourt sucré à boire). Sadok Yacobi, le leader de la communauté, sa femme et ses enfants sont les seuls à parler anglais. Dans l’Andra Pradesh la première langue est le telugu. Aucun Bene Ephraïm ne parle hindi, la langue officielle de l’Inde, Sharon communiquait donc avec eux via Sadok ou parfois sa fille cadette, Kezia.


Cette communauté vit à une trentaine de kilomètres de Guntur, une ville qui grandit trop vite et au sujet de laquelle il n’y a pas grand-chose à dire si ce n’est qu’elle se situe à 300 Kms d’Hyderabad, la capitale de l’état, elle-même à quelques 700 Kms à l’Est de Bombay. Le village de Chebrole, auquel ils sont rattachés, consiste en une série d’échoppes agglutinées le long d’une départementale, de laquelle partent de longs chemins de terre menant aux champs et habitations fermières. Si les bâtiments résidentiels et commerçants sont relativement laids et sans intérêt, le paysage de la région est sublime, offrant au spectateur une grande palette de verts, de jaunes et d’oranges. La vie animale, la végétation ou encore les saris multicolores des femmes animent ce décor apaisant à mesure qu’on s’éloigne de la route.


Du point de vue de la judéité, les Bene Ephraïm seraient des Juifs implantés en pays telugu depuis de nombreuses générations. Comme les Bene Israel, ils auraient perdu tout ou presque de la pratique juive, mais pas la croyance en leur appartenance à un peuple dont l’origine n’est pas en Inde. Il semblerait que pour un certain temps, et ce jusqu’au début du XXème, ils aient suivi les préceptes chrétiens, sans pour autant oublier leurs racines. Notamment, ils auraient toujours pratiqué la circoncision de leurs garçons et auraient toujours mangé de la viande de bœuf, un sacrilège en pays hindou. Depuis plusieurs générations, ils vivent à l’écart de la majorité, côte à côte avec la caste des intouchables. Enfin, fait notable, ils ne travaillent pas le samedi, alors que la plupart d’entre eux sont des fermiers extrêmement pauvres. Leur re-judaïsation récente est le fait du grand-père de Sadok, puis de son père et enfin de son frère aîné et de lui-même.

Nous avons logé chez Sadok, dont la maison, rénovée en 91 grâce à des fonds américains, sert aussi de synagogue pour la communauté. Tous les soirs, Sharon réunissait les enfants, âgés de 5 à 15 ans, à qui il enseignait quelques éléments de judaïsme à travers des dessins, des chants mais aussi l’observation de la faune et de la flore. A 20h les adultes venaient écouter des cours portant sur le monothéisme, les mitzvotz (prescriptions) ou le calendrier juif.



Ce n’est pas en six jours que Sharon aurait pu véritablement sonder les besoins de la communauté, et encore moins élaborer des solutions. Cependant, lors d’une interview filmée il déclara que la solution idéale serait d’envoyer la communauté entière en Israël. L’état Hébreux ne reconnaissant pas leur judéité, cela ne risque pas d’arriver tout de suite. Qui plus est, pour des fermiers ne parlant que telugu, le doute est permis sur leurs chances de promotions sociales en Israël.

D’un point de vue humain, ce séjour restera inoubliable. Nous avons été accueilli avec une grande hospitalité et générosité. La famille de Sadok nous a traité comme si nous étions des leurs, préparant pour nous petit-déjeuner, déjeuner et dîner, sans oublier les nombreux chaï (thé) ponctuant la journée typique d’un Indien. Et pourtant, ces gens sont loin d’être riches. Par ailleurs, écouter leur Shéma Israel retentir et monter au ciel depuis le fin fond de l’Inde, témoignage d’une ferveur sincère et pleine d’espoir, nous laissa béats d’émotion.

jeudi 6 mars 2008



Cela fait exactement un mois que nous avons mis le pied à Bombay, Mumbai de son nouveau nom. Ce seul fait symbolique eût été une bonne raison de faire un bilan. D’autres chiffres ronds et surtout le sentiment d’avoir clos un premier chapitre nous amènent à partager avec vous un point sur l’avancée de notre projet.
Quatre semaines exactement depuis notre arrivée le 5 Février, et à ce jour le website du projet (www.NextYearInMumbai.com) a été visité plus de 1000 fois ! Il semble que le mot passe, et au-delà des cercles amicaux et familiaux nous avons des lecteurs au Brésil, en Australie, en Israël ou encore au Canada. Savoir que tant de gens s’intéressent au projet et suivent nos aventures nous donne d’autant plus envie de faire le meilleur documentaire possible, de trouver la plus poignante des manières de partager l’histoire des Bene Israel.
Beaucoup de personnes ont également manifesté leur soutien à travers des donations : c’est avec beaucoup de fierté que nous pouvons annoncer avoir reçu 4300€. Outre l’évidente aide financière que cela représente, cette générosité nous encourage également beaucoup, renforce notre conviction que ce film doit être fait.
Nous tenons donc à remercier chacune et chacun d’entre vous, donatrices, donateurs, lectrices, lecteurs, amies, amis, pour votre soutien à cette aventure. Une aventure qui suit son chemin et entre dans une nouvelle étape.

Lors de ces quatre semaines nous avons pu confronter nos idées, hypothèses et autres plans élaborés depuis l’Occident à la réalité des Bene Israel en Inde. Au gré des rencontres, des lieux visités, des balades dans Bombay, des cérémonies auxquelles nous avons été conviés (la dernière en date étant une Bar-Mitzvah, v. photo), notre point de vue s’est petit à petit affûté.
Nous avons le sentiment de maîtriser correctement les trames historique et contemporaine de cette communauté, et sommes prêts à réaliser un documentaire portant le regard de nos personnages mais aussi le nôtre. Nous commencerons ainsi à filmer des interviews dès cette semaine.
En attendant, voici ce que nous pouvons raconter des Bene Israel. Arrivés en Inde vers 175 av. J.-C., les Bene Israel sont les descendants de Juifs ayant perdu une grande partie de leur savoir spirituel et religieux lors de circonstances ayant pu être un naufrage. À travers une vingtaine de siècles et quelques 80 générations ils ont maintenu et perpétué ce qu’ils pouvaient de leur Judaïsme, tout en absorbant progressivement des éléments de la vie sociale et religieuse de l’Inde. Aujourd’hui encore, des signes de cette profonde intégration sont palpables : du système de castes aux offrandes de noix de coco, les Bene Israel offrent un témoignage unique du processus d’assimilation des Juifs en Diaspora. Sans synagogues jusqu’au XVIIIème siècle et presque aucun rabbin jusqu’aujourd’hui, ils ont réussi à se transmettre des rudiments de Judaïsme (circoncision, congé le samedi) et la foi dans leur appartenance à un peuple et à une terre lointaine.

Ces juifs très indiens ont vécu dans la région du Konkan – la côte au Sud de Bombay – jusqu’à ce que la capitale du Maharastra devienne un pôle d’attraction aux yeux doux. L’exode rural fut plus tard doublé par les chants d’une autre sirène, ceux du « pays où coule le lait et le miel », la Terre Promise, Israël. Ainsi ne compte-t-on plus aujourd’hui que 150 Bene Israel dans le Konkan, près de 3500 dans Bombay et ses banlieues, et un moins d’un millier dans le reste de l’Inde.

À la création de l’Etat Juif en 1948, la communauté Bene Israel comptait environ 35'000 personnes en Inde, il en reste donc sept fois moins soixante ans plus tard. Selon les sources, entre 50'000 et 70'000 d’entre eux vivent maintenant en Israël.
Il nous a été difficile de comprendre ce qui poussa l’immense majorité de cette communauté à quitter un pays où elle n’avait jamais souffert de discrimination. Plusieurs raisons, parfois conjuguées, semblent avoir motivé ce départ : le désir de retrouver leur terre originelle (v. la métaphore de Krishna dans la troisième chronique) ; des meilleures perspectives économiques que dans l’Inde des années 50 ; l’attirance nourrie de fantasmes pour un mode de vie occidental ; un meilleur système de couverture sociale et d’éducation.


Au rendez-vous des promesses, l’eldorado espéré leur a d’abord posé un lapin. Outre l’adaptation difficile à un nouveau style de vie, les Bene Israel souffrirent de discriminations raciales et de scepticisme quant à leur judéité. Mais la boule-de-neige avait commencé a dévalé la pente, les familles restées en Inde virent fondre le contingent de potentiels époux pour leurs enfants. La migration se poursuivit, ne diminuant finalement que dans les années 90. Depuis, le nombre de Bene Israel quittant l’Inde chaque année est inférieur à 100.

Notre film documentaire s’intéresse à ces familles qui sont restées, à ces jeunes qui continuent à grandir en Inde, et dont la réalité diffère largement de celles de leurs ancêtres. Les progrès dans les moyens de communication et de transport leur ont donné accès à des informations sur le reste du monde juif et les ont ouverts à différentes interprétations du judaïsme. Après avoir fait survivre leur identité par la répétition fervente de rites religieux, les Bene Israel ont enfin les outils de compréhension et de réflexion nécessaires pour interroger leur pratique, soulignant le manque d’options spirituelles au sein de leur communauté. Outre le petit mouvement libéral (Jewish Religious Union), né dans les années 20, la plupart des congrégations continuent à suivre des traditions orthodoxes, mettant peu l’accent sur le sens des prières et de la Torah.
La question de la migration ne se pose plus de la même manière que pour ceux qui ont quitté l’Inde en bateau dans les années 50. Aujourd’hui, la plupart des jeunes Bene Israel a foulé la plage de Tel-Aviv au moins une fois. Ils peuvent y comparer leur style de vie et voir que le nombre de fiancé(e)s potentiel(le)s y est bien plus grand que chez eux. Mais l’Inde, en pleine mutation, est devenue un moteur de l’économie mondiale au taux de croissance jalousé. Vouloir y construire sa carrière semble aujourd’hui un pari logique.

Un savoir accru, des voyages abordables, un pays qui se modernise : cette redistribution des cartes pousse aujourd’hui les Bene Israel à redéfinir leur identité judéo-indienne. Les raisons de partir ou de rester ne sont plus les mêmes, les dilemmes ont évolué. Chaque individu y répond différemment, et notre documentaire se fera la voix de perspectives différentes. Être Juif et Indien en 2008 ? Il nous reste maintenant deux mois pour que ces profondes questions identitaires soient partagées depuis Bombay à travers le reste du monde. Moteur ? Ça tourne !