mardi 19 février 2008


Nous voilà revenus d’Alibag, petite ville côtière (environ 30'000 habitants) à quelques kilomètres au sud de Bombay. C’est dans cette région que la communauté Bene Israel s’est installée il y a plus de deux mille ans. Jusqu’aux années 60, des centaines de familles y vivaient encore, mais de nos jours, on peut les compter sur les doigts de la main.


Le bateau qui part de la pointe sud de Bombay met une petite heure à atteindre les kilomètres de plages du Konkan. Quittant le tumulte citadin, d’aucun pourrait espérer renouer avec les charmes de la vie de campagne. Pourtant, illustrant certainement l’évolution fulgurante de l’Inde, Alibag n’offre ces délices qu’en partie. La ville ressemble à une paisible bourgade rurale brutalement réveillée par une urbanisation furieuse. Les superbes palmiers, les belles maisons en ruine, les plages adjacentes et les quelques chemins de terre contrastent avec les échoppes modernes, le ballet de motos et scooters ou encore les innombrables fils électriques dessinant dans le ciel de véritables toiles d’araignée. Cette juxtaposition dérangeante s’incarne le plus tristement dans ces centaines d’animaux (vaches, chèvres, chiens…) qui se nourrissent des déchets accumulés au fil des rues. Plutôt qu’une sensation continue, Alibag fait constamment passer le visiteur du bonheur à la consternation.

Pas de quoi, en tout cas, freiner notre « indianisation ». Pour les plats en sauce notamment, les Indiens préfèrent manger avec leurs mains. Ainsi avons-nous appris à (1) mélanger riz et sauce pour obtenir un ensemble ni trop sec ni trop liquide, (2) nous saisir d’une portion dans le creux des doigts, (3) approcher de la bouche et propulser ladite portion à l’aide du pouce. Bien exécutée, cette technique doit laisser la paume absolument propre. Nous essayons également d’utiliser les quelques mots de maharati (la langue parlée dans la région de Bombay) que Savitri nous apprend. Mais ce n’est pas avec nos quelques atcha (d’accord), tshelo (allons-y), danyavad (merci) et aneek ek menu (un autre menu) que nous créons l’illusion. Impossible de ne pas remarquer tous ces yeux qui nous dévisagent, souvent avec surprise, quelques fois avec affabilité et rarement avec indifférence.

Cinq familles juives vivent encore à Alibag, un chiffre dérisoire pour une ville dont une des rues s’appelle toujours « Israel Lane » et où plusieurs maisons et échoppes sont encore ornées d’étoiles de David. À la synagogue Magen Abot, un minyan (assemblée d’au moins dix hommes juifs) ne peut être constitué que pour les grandes fêtes, et les jours de semaine, le hazzan prie seul. La première fois que nous avons vu Jacob Elijah Dandekar, petit monsieur de 74 ans aux yeux pétillants, il récitait debout les prières du matin, face à l’arche contenant les Sefer Torah, un thalit lui couvrant tête et épaules. Nul autre n’était là pour chanter avec lui, seuls les klaxons et rythmiques Bolywoodiennes s’invitaient par les fenêtres grand ouvertes. La sensation, au-delà de sa force, était étrange : assistions-nous à la rémanence sublime d’un judaïsme enraciné dans cette région verdoyante de l’Inde, ou étions-nous dans l’antichambre macabre d’une communauté sur le point de disparaître ? Sans notre décision d’assister à la prière du samedi matin, le hazzan Dandekar serait demeuré seul avec sa foi.


Venu le vendredi soir avec ses deux fils, Levi David est le sho’het de la commauté, celui qui tue les animaux selon les règles de la casheroute : l’animal doit être vidé de son sang avec un minimum de souffrances. C’est tôt le matin, tandis que la ville était encore plongée dans la lumière diffuse de l’aurore, que le sho’het David a égorgé sous nos yeux un agneau et trois poules. Rituel difficile à regarder mais rendu plus doux par ses explications et la bonhomie de l’homme.
Dimanche, un moto-rickshaw nous a conduit à Khandala, lieu sacré, tant pour les Bene Israel que pour les Hindous. Il s’y trouve un rocher noir marqué de traces qui auraient été laissées par le chariot de feu du prophète Elie. Quelques minutes après nous, un groupe de Bene Israel arrivait de Bombay pour leur Malida annuelle. Nous avons donc eu la chance de filmer un rituel consistant à verser l’eau d’une noix de coco sur lesdites traces puis à y déposer des fleurs de jasmin.

Plus tard, nous nous sommes rendus au cimetière Bene Israel de Navgaon, le plus vieux en Inde, où s’élève une pierre commémorant les ancêtres de la communauté. D’après la légende, c’est là que les survivants du naufrage se seraient établis et seraient enterrés. Mal entretenu, le cimetière n’est presque plus utilisé, peu de Juifs vivant encore dans la région. Dans un pays où l’on incinère ses morts, ces pierres tombales, mêlant inscriptions en hébreu et maharati, constituent néanmoins un témoignage émouvant de la présence des Bene Israel en Inde.


Lundi matin, alors que le bateau nous ramenais vers Bombay, l’éternelle brume de la mer d’Arabie semblait s’être dissipée. Cette semaine nous nous rendrons à Thane, une banlieue de Bombay, où se trouve la plus grande concentration actuelle de Bene Israel (environ 1500 personnes).